La construction de « Le » Terrorisme (deuxième partie)

Publié le par CPPN

(Voir  la première partie)  
   
Il paraîtrait totalement incongru de parler de « LA guerre », comme d’un grand tout englobant aussi bien les conflits armés au Kivu en République démocratique du Congo, entre les FARC et les forces gouvernementales en Colombie, la guerre d’Israël contre le Liban et le conflit russo-géorgien. Il paraîtrait tout aussi grotesque d'imaginer que les guerres nécessitent une solution globale car elles auraient une source commune, voire un instigateur unique. Il n’est pourtant apparemment pas aberrant de parler « du terrorisme » comme d’un phénomène unifié, un problème qu’on peut résoudre globalement, un ennemi à affronter frontalement. La syntaxe journalistique et politique tolère cette étrangeté qui veut que « le terrorisme » soit parfois employé comme un nom commun désignant une pratique condamnable et, parfois dans le paragraphe suivant, comme un nom propre désignant un ennemi aux contours définis mais flous.
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Utilisant « le terrorisme » tel un nom propre, en 2008, Rachida Dati, alors ministre de la Justice française, a ainsi pu déclarer lors d’un voyage en Israël : « On ne discute pas avec le terrorisme, on le combat » (« Rachida Dati en Israël: "on ne discute pas avec le terrorisme, on le combat" », AFP, 21 septembre 2008). A la décharge de notre ex-ministre, il ne semble pas évident, en effet, de discuter avec un substantif abstrait. Mais le combattre ne paraît pas plus simple. Rachida Dati ne fut pas la seule à formuler ce type de sentences aussi définitives qu'ineptes. L’administration Bush fut une grande pourvoyeuse de ce type d’expression. Ainsi, en 2002, en pleine campagne de propagande contre l’Irak, Condoleezza Rice assurait : « A l'évidence, l'Irak a des liens avec le terrorisme.» («  Le terrorisme et les liens avec Al-Qaeda », par Vincent Hugeux, L’Express, 3 octobre 2002). Quelques années plus tard, elle considérait que l’Iran était la « banque centrale qui finance le terrorisme mondial » (« Rice qualifie l'Iran de «banque centrale» du terrorisme », Le Figaro, 15 octobre 2007).
 
 
 
Quand il est ainsi défini comme un nom propre, « le » terrorisme devient, bien évidemment, localisable. Ainsi, dans un éditorial où, comme souvent, il soutenait la même position que Bernard Henri Levy, le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, retranscrivait les propos que le « nouveau philosophe » avait tenu dans une émission de télévision : « Selon Bernard-Henri Lévy, on a tort de penser que ce terrorisme est entièrement déterritorialisé. Son cerveau et son poumon sont au Pakistan (…) Hubert Védrine lui a demandé si, en assignant un lieu d’origine au terrorisme et en accusant un Etat d’en porter la responsabilité, il ne paraissait pas réclamer que les Etats-Unis prennent le Pakistan pour cible d’une nouvelle intervention militaire. «En aucune façon, a répondu Bernard-Henri Lévy. Je n’en suis aucunement partisan. Je demande qu’on prenne conscience (…) de l’origine des organisations terroristes » ». La prétention de trouver une localisation géographique commune au terrorisme dans son ensemble sembla si peu incohérente à Jean Daniel qu’il intitula son éditorial, sans ironie, « Où combattre le terrorisme ? » (, Le Nouvel Observateur, 8 mai 2003). Cette pratique syntaxique est devenue si courante qu’il est bien difficile parfois, à la lecture de certains articles, de deviner si, dans l’esprit de l’auteur, il est question du terrorisme en tant que pratique ou en tant que nom propre, et donc de supposé mouvement. Ainsi, quand Michel Barnier, alors ministre des Affaires étrangères, déclare à l’Assemblée nationale : « le terrorisme se nourrit également des frustrations apparues dans le monde arabe et ailleurs » (« Du terrorisme dans notre balance des paiements » par Guillaume Dasquié, Le Nouvel Observateur, 19 mai 2005), de quoi parle-t-il ?
 
 
 
Toutefois, cette question ne se pose que si on garde à l’esprit qu’il n’existe pas de liens entre la grande majorité des organisations décrites comme terroristes, postulat qui semble frappé du sceau du bon sens mais qui n’a pas les faveurs de l’analyse dominante sur cette question. Au contraire, en dépit des difficultés à obtenir une définition internationalement reconnue du terrorisme, il existe un référentiel médiatique dominant qui voit le terrorisme comme un ensemble unifié, dans lequel les organisations sont bien souvent interconnectées. Le premier avatar de ce référentiel est né entre la seconde moitié des années 70 et 1984, dans le contexte de la Guerre froide.
 
A partir de la fin des années 60, les pays occidentaux ont connu une vague d’attentats commis par des organisations d’extrême droite et d’extrême gauche. Bien que les attentats imputés à des organisations d’extrême-droite, parfois avec la complicité ou à l'instigation de services secrets occidentaux, ont été parmi les plus sanglants (comme celui de la  Piazza Fontana de Milan en 1969 ou celui de la gare de Bologne en 1980), la mémoire collective de cette époque se concentra davantage sur les attentats commis par les activistes d’extrême-gauche, souvent moins meurtriers mais plus nombreux et plus médiatisés. Certains auteurs commencèrent à imaginer la main de Moscou derrière ces mouvements et présentèrent ces attentats comme un projet de déstabilisation des pays occidentaux planifié par le bloc soviétique.  
 
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En 1977, Jacques Kaufmann publia un essai qui se targue d’être « l’un des premiers livres qui ait donné des informations sur le rôle joué par les pays communistes dans le terrorisme international ».
Ces théories obtinrent leur consécration et le soutien de personnalités politiques et médiatiques de premier plan à la fin des années 70 et début des années 80.
 
       
En 1979, à Jérusalem, un think tank israélien récemment créé, le Jonathan Institute, organisa une conférence internationale sur le terrorisme. Le fondateur de cette organisation, le futur Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, était encore un inconnu en Israël mais il était promis à un brillant avenir. Il appartient, en effet, à une famille prestigieuse de la branche la plus nationaliste de la droite israélienne. Son père, Benzion Netanyahu, avait été le secrétaire de Ze’ev Jabotinsky, théoricien du « sionisme révisionniste », un mouvement ultra-sioniste qui fut comparé à un fascisme par Hannah Arendt et Albert Einstein. Mais surtout, Benjamin Netanyahu est le frère de Yonatan Netanyahu, commandant des forces spéciales qui avait libéré les otages du détournement d’avion d’Entebbe en 1976 et seule victime militaire israélienne de l’opération. Yonatan eut droit à des funérailles nationales, l’opération d’Entebbe fut renommée dans la mémoire collective israélienne « l’opération Yonatan » (Mivtsa Yonatan). En 1977, un film à sa gloire (Entebbe : Operation Thunderbolt, parfois également appelé Mivtsa Yonatan) fut réalisé avec le soutien de l’État israélien. Réalisé, écrit et produit par Menahem Golan, futur pape du cinéma d’action états-unien réactionnaire dans les années 80, le film bénéficie de la présence d’Yitzhak Rabin (Premier ministre), Shimon Peres (ministre de la Défense), Yigal Alon (ministre des Affaires étrangères) et Moshe Dayan (ancien chef d’état-major et ancien ministre de la Défense), jouant leur propre rôle, et fut nominé à l’Oscar du meilleur film étranger en 1978. C’est en l’honneur de son frère que Benjamin Netanyahu appela son think tank le Jonathan Institute.
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Cette conférence rassembla un aréopage d’anciens responsables des services de renseignements israéliens, états-uniens et européens, ainsi que des personnalités politiques en vue et des journalistes et intellectuels anticommunistes. Ainsi, Shimon Peres, leader de la gauche israélienne, et Menahem Begin, leader de la droite israélienne et Premier ministre israélien en exercice, participèrent à la conférence tout comme quatre anciens directeurs du renseignement militaire israélien (Chaim Herzog, Meir Amit, Aharon Yariv et Shlomo Gazit). George H. Bush, ancien directeur de la CIA, alors en pleine campagne pour l’investiture républicaine contre Ronald Reagan dont il deviendra le vice-président, fit également le déplacement. Il était accompagné par le sénateur démocrate violemment anticommuniste Henry « Scoop » Jackson ; sénateur dont les futurs membres de l’administration Bush Paul Wolfowitz, Eliott Abrams, Richard Perle et Douglas Feith (amenés dans les bagages de Jackson à la conférence) furent tous les assistants au Congrès. Parmi les journalistes états-uniens présents, on comptait George F. Will, du Washington Post, le fondateur de Commentary (et futur co-fondateur du Project for a New American Century, un think tank prônant la suprématie sans partage des États-Unis sur le monde) Norman Podhoretz, ou encore la journaliste Claire Sterling. Côté européen, on retrouvait, entre autres, l’ancien secrétaire général de l’OTAN, Manlio Brosio, ou le journaliste britannique proche des services secrets états-uniens et britanniques, Brian Crozier. Crozier fut, en 1970, le fondateur de l’Institute For The Study Of Conflict, think tank spécialisé dans l’étude de la « subversion » soviétique en temps de paix. Les Français Jacques Soustelle, ancien gouverneur général de l’Algérie française et dirigeant de l’OAS, et Annie Kriegel, historienne et éditorialiste au Figaro, participèrent également aux travaux du Jonathan Institute.

 

Cette conférence aboutit à une déclaration commune faisant du terrorisme une menace internationale devant rassembler les efforts des pays occidentaux dans un combat commun. Mais, allant plus loin encore, les travaux de la conférence de 1979 conclurent que, derrière tous les mouvements terroristes, on trouvait l’influence idéologique ou la main directe du bloc communiste.

 

Suite à cette conférence, les articles ou livres présentant une lecture uniformisatrice des mouvements terroristes de par le monde (jugés collectivement pro-soviétiques) connurent un nouvel essor. Ainsi, aux États-Unis, Claire Sterling publia en 1981 « The Terror Network », dans lequel elle reprenait à son compte les conclusions de la conférence, et, en 1984, « The Time of the Assassins », dans lequel elle assurait que les services secrets bulgares étaient à l’origine de la tentative d’assassinat contre le pape Jean-Paul II, thèse largement déconsidérée aujourd’hui. Ces ouvrages eurent un retentissement mondial et furent traduits dans de nombreuses langues. Le livre « Terrorism: The Soviet Connection », rédigé par l’ancien vice-directeur de la CIA Ray S. Cline et Yonah Alexander en 1984, reprit les grandes lignes de la thèse de Claire Sterling.

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En France, en 1979, la très populaire collection « Que Sais-Je ? » des Presse universitaire de France, demanda à Jean Servier de rédiger un ouvrage de vulgarisation sur le terrorisme. Cet ethnologue qui avait travaillé avec Jacques Soustelle, lui-même participant de la conférence de Jérusalem, en Algérie, y livre une lecture psychiatrisante « du » terroriste en en faisant un paranoïaque infantile qui sert l’URSS quelle que soit la cause qu’il croit défendre : « Le premier objectif de ces attentats est de montrer que cette première étape d’une guerre contre l’Europe occidentale est menée par des éléments divers venus de tous les pays du monde et que la menace d’une révolution universelle n’est pas ce qu’elle est en réalité : un leurre, destiné à couvrir l’avancée d’un empire » (« Le Terrorisme », Que Sais-Je, P.U.F., 1979, p. 64), « Aujourd’hui, le terrorisme ne fait que prolonger l’action du marxisme en Occident, car c’est bien du marxisme que se réclament toutes les factions de toutes les armées rouges qui opèrent en Europe, de tous les groupement marginaux qui s’y rattachent plus ou moins directement, sur des terrains particulièrement bien choisis » (Id. p. 124), « Derrière, il y a les meneurs de jeu de ces attentats qui ne sont que des opérations de diversion, sans doute destinés à affaiblir l’adversaire » (Id. p. 125). En 1984, Edouard Sablier, journaliste au Monde, publia « Le Fil Rouge », dans lequel il reprenait les grandes lignes de la thèse de Claire Sterling dans « The Terror Network ».

 

En 1984, le Jonathan Institute organisa une nouvelle réunion, cette fois à Washington. Depuis la précédente conférence, Benjamin Netanyahu était devenu diplomate israélien à Washington (quelques mois plus tard, il fut nommé ambassadeur israélien à l’ONU), George H. Bush était devenu vice-président et les anciens assistants d’Henry « Scoop » Jackson avaient quitté le parti Démocrate et s’étaient rapprochés du parti Républicain (ou l’avaient rejoint formellement). Certains occupaient des fonctions dans l’administration Reagan. La conférence de 1984 rassembla, pour l’essentiel, les mêmes participants qu’en 1979 mais, compte tenu des postes occupés désormais par ces derniers et de l’écho donné aux thèses unifiant tous les mouvements terroristes depuis la conférence de Jérusalem, son impact médiatique et politique fut bien plus important. Côté français, Annie Kriegel et Jacques Soustelle avaient laissé la place à Jean-François Revel et Alain Besançon, de la revue Commentaire, le pendant français de Commentary de Norman Podhoretz.

 

Les participations des intervenants furent toutes reprises et compilées par le magazine Harper's et elles furent développées deux ans plus tard dans un livre retentissant intitulé « Terrorism : How the West can win », coordonné par Benjamin Netanyahu.

 

 

George Shultz, secrétaire d’État de Ronald Reagan, participa à cette conférence et multiplia les interviews sur le thème du terrorisme, accusant explicitement l’URSS d’utiliser les mouvements terroristes contre l’Occident. En ouverture du rassemblement de Washington, le 24 juin 1984, il affirma que : « L’Union soviétique et d’autres nations se sont rassemblées dans une « ligue de la terreur » internationale » (« Soviet Using Terrorism, Shultz Asserts », Washington Post, 25 juin 1984) et appela à un rassemblement des démocraties occidentales contre le fléau du terrorisme soviétique. Ce faisant, il mettait la lutte contre le terrorisme (perçu comme unifié) au cœur de l’action extérieur de l’administration Reagan. Il se plaçait ainsi dans la continuité de son prédécesseur, le très belliqueux Alexander Haig, qui avait déclaré le jour de son investiture comme secrétaire d’État de Ronald Reagan : « Le terrorisme international va prendre la place des Droits de l’homme [Note de CPPN : qui étaient au cœur de la rhétorique extérieure de l’administration Carter] dans nos préoccupations car il s’agit de l’abus ultime contre les Droits de l’homme. » (« A Message for Moscow », Time, 9 février 1981). Mais si la déclaration de Haig n’avait pas spécialement marqué les esprits en 1981, la déclaration de Shultz eut un impact bien plus important.

 

 

Même si la rhétorique de l’époque ressemble comme deux gouttes d’eau – à l’exception de l’identité du principal accusé – à celle actuelle, on n’imaginait pas alors définir « le » terrorisme comme d’inspiration intrinsèquement musulmane ; le terrorisme était « rouge » quelles que soient ses revendications officielles. Ainsi, l’orientaliste Bernard Lewis, aujourd’hui considéré comme le père de la théorie du « Choc des civilisations » et qui définit désormais la « guerre au terrorisme » comme le dernier avatar de « cette guerre longue de plus de 14 siècles [entre l’Occident et le monde musulman] et qui connaît désormais une phase nouvelle » (« L’Europe et l’islam », par Bernard Lewis, le Débat, n°150, mai-août 2008.) ne voyait que la main de Moscou dans les attentats partout dans le monde. Il assurait alors dans « Terrorism : How the West can win » que le terrorisme était contraire à la culture musulmane, l’exact inverse de sa position actuelle. A la même époque, en France, la Fondation Saint-Simon, rassemblement d’intellectuels, d’hommes politiques et d’hommes d’affaires néo-libéraux ou socio-libéraux et atlantistes, publia « Terrorisme et Démocratie », un ouvrage de François Furet (président et fondateur de la Fondation), Philippe Raynaud et Olivier Rollin (ancien maoïste converti à l'atlantisme et qui écrivait alors sous le pseudonyme d’Antoine Liniers), ouvrage qui, lui aussi, associait terrorisme et communisme. Le livre assurait que : « le terrorisme contemporain s’est pensé et proclamé comme la vérité du marxisme – ses adversaires diraient encore : sa dérive. Ce qui veut dire que, pour les uns et pour les autres, il a poussé sur ce terreau » (« Terrorisme et démocratie », Fayard – Fondation Saint Simon, 1985, p. 18). Dans la même veine, les auteurs expliquaient l’existence d’actions terroristes au Proche-Orient en assurant qu’ils n’étaient que la conséquence de la perméabilité du monde musulman au communisme : « Dans le cas iranien et shiite par exemple, l’activité terroriste nourrit de la référence léniniste à l’impérialisme un fanatisme religieux qui constitue le fond de la motivation militante. Sa finalité n’est pas vraiment nationale, puisqu’elle vise à libérer l’ensemble du monde arabe [Note de CPPN : Même en ne faisant pas partie des admirateurs de François Furet, on peut s’étonner d’une erreur aussi grossière que celle consistant à assurer que le « terrorisme iranien » entre dans le cadre du nationalisme arabe.], et moins encore démocratique ; en fait, elle renouvelle l’appel religieux venu du fond des âges avec les images de l’impérialisme et de la volonté du peuple. Ce sont ces références à la culture politique moderne qui séparent les commandos suicides de Beyrouth du messianisme religieux traditionnel et qui les constituent en terroristes » (Id. p. 9).

 

 

Mais bien vite, la perestroïka, suivie de l’effondrement rapide du bloc communiste, va rendre obsolète la dénonciation de l’adversaire soviétique. Toutefois, la rhétorique de l’anti-terrorisme demeura, et ce d’autant plus que son usage rhétorique avait permis la mise en orbite de quelques carrières politiques ou éditoriales. « Le » terrorisme était né et s’il n’était plus rouge-soviétique, il allait bien vite devenir vert-musulman.

 

 

(Voir la troisième partie)

 

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M
<br /> remarquablement documenté, comme toujours.<br /> <br /> <br />
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